Description
Un agriculteur en retraite voit débarquer chez lui une aide-ménagère atypique ; une ancienne punk à peine assagie. Après des débuts hésitants, ils se rapprochent autour d’une passion commune : le rock’n’roll. Deux destins blessés qui se rejoignent autour de la musique, dernière preuve de l’existence d’une humanité qui s’assèche.
L’auteur décrit ses semblables avec une amertume sucrée d’humour. Souvent grinçant, jamais cynique, il écrit comme il aimerait composer un morceau de rock : sans trop d’arrangement, rythmé, avec des formules qui claquent comme des riffs.
Francis Demarcy a grandi au cœur de la Picardie rurale.
Il a exercé différents métiers : agriculteur, professeur de biologie, surveillant de lycée, ouvrier maraîcher. Il lui reste le temps d’observer le comportement des animaux et des hommes et surtout d’écrire. “Fin de race” est son 5e roman.
extraits :
Odile Delay, la coordinatrice de l’ADMR, m’a refilé un nouveau “dossier” depuis peu. Guillaume Alleaume, il s’appelle. Il n’a pas vraiment besoin de moi, en fait. La cuisine et la lessive, il sait faire. Comme il vit seul et qu’il traîne une patte, les services sociaux lui ont octroyé une aide ménagère. Je viens juste une matinée par semaine faire un semblant de ménage. Et puis je lui fais ses courses à la supérette du bourg voisin car le pauvre n’a plus de voiture. Le reste du temps je lui fais la conversation. C’est moi qui ai dû fendre la glace avec lui car il est pas d’un naturel causant. Mais une fois que le contact est établi, c’est un interlocuteur plaisant. Il radote pas trop pour un vieux. D’ailleurs il est pas si vieux que ça, il a à peine soixante ans. Cela dit, il a déjà les caractéristiques du grand âge : déplacements réduits, consommation de médocs, solitude acceptée.Il n’a pas fait grand-chose de sa vie, il le reconnaît lui-même, mais il n’est pas aigri pour autant. Il assume sans mal son passé, qu’il évoque d’ailleurs peu. Comme tous les anciens paysans, il a peu bougé. Le travail ne l’a pas accaparé pourtant, ni la famille, ni même les loisirs. C’est juste qu’il a les mœurs casanières de son milieu. J’ai la moitié de son âge et j’ai rencontré plus de gens que lui et vu infiniment plus du vaste monde.J’avais entendu parler de lui avant de me mettre à son service. Pas forcément en bien d’ailleurs… Fils unique, héritier d’une grosse ferme, et qui finit sur la paille. Les gens du coin, besogneux et envieux, ne sont pas très complaisants avec les fruits secs. Et puis je l’ai rencontré. Les débuts furent timides. J’avais devant moi un type prématurément vieilli, boiteux et décharné. Il avait la voix brisée et le regard triste. J’aurais pu le prendre en pitié, mais c’est pas mon genre. Et lui aurait pas aimé. Sa détresse était différente de celle des autres vieux chez qui j’allais. Lui était bien content de ne plus exercer de métier, de ne plus avoir à se soucier d’une ferme, de ne plus être obligé de composer avec la météo…
Cette vie au ralenti et ce statut d’inactif pensionné lui conviennent bien, c’est juste qu’il est embêté de ne plus pouvoir conduire. On lui a retiré son permis, je crois savoir… L’amusant dans son cas, c’est qu’il se déplace en tracteur en attendant de récupérer un jour son permis. On le voit régulièrement passer dans le village et les environs immédiats au volant de son Massey-Ferguson 45 CV. Il ne passe pas inaperçu. Il écoute de la musique à fond dans la cabine, comme un ado dans sa bagnole. Les braves gens du coin ne comprennent pas toujours cette façon d’être. Guillaume Alleaume passe pour un vieux fou, au mieux pour un “original”.Quand on m’a proposé une aide ménagère, j’ai failli refuser tout net. Je ne me voyais pas laisser entrer dans mon salon une mémère accro du ménage. Les odeurs de pin des Landes, ça m’aurait rappelé les fermières avec qui j’avais sympathisé. Les souvenirs de ma belle époque batifoleuse, je n’avais pas besoin de me faire souffrir avec ça, maintenant que j’étais hors service. Je ne pouvais plus trop, les acrobaties et tout ça. Je n’y pensais même pas. La Nature est bonne fille parfois, elle vous ôte l’envie en même temps que les moyens.Je ne faisais rien de mes journées, c’est entendu, pourtant je me voyais mal perdre mon temps à devoir accueillir quelqu’un chez moi. C’était moins une question de disponibilité horaire que de disposition d’esprit. Avec les années, on se retire du jeu social, on n’arrive plus à faire comme si les autres ne nous gênaient pas. Il y a un lien de l’altérité à l’altération, disait je ne sais plus quel philanthrope… Les démarcheurs à domicile ne venaient jamais m’emmerder car je ne leur ouvrais pas. Les commerçants itinérants ne s’arrêtaient pas devant chez moi, tant mieux. Je réduisais ma production d’ordures ménagères de façon à m’occuper le moins possible du passage des éboueurs. J’organisais ma vie pour voir un minimum de monde. À quelques exceptions près, je voyais mes semblables comme des importuns. L’idée de laisser une inconnue pénétrer dans ma maison et de se mêler de mes petites affaires domestiques, cette idée-là me déplaisait particulièrement. En même temps, si je pouvais déléguer quelques corvées à une personne dévouée et gratuite, c’était l’occasion. Je n’ai pas su rembarrer les services sociaux, j’ai pensé à plus tard, quand je n’aurais plus le choix de me passer d’eux.
Quand j’ai vu le spécimen qu’ils m’ont envoyé, je n’ai pas regretté d’avoir accepté. Dorothée Marcoule ne correspond pas à l’image normative qu’on se fait de la femme de ménage. Côté apparences, ce n’est pas vraiment la soubrette à plumeau. Les cheveux aile de corbeau, un piercing à la narine droite, un autre au sourcil gauche, un tatouage qui déborde sur la nuque et qu’on imagine courir sur tout le dos. Côté relations humaines, elle est plutôt cash. Elle ne dore pas la pilule aux petits vieux souffreteux et elle rabroue les geignards, au risque de se faire jeter, ce qui ne lui arrive jamais. Quand elle débarque chez vous pour la première fois, on se demande comment les boîtes de services à domicile ont pu recruter cette Arletty post-punk. Au bout de quelques minutes de présence, on comprend qu’elle est taillée pour le job. Elle est à l’aise avec les gens de toutes classes d’âge et de toutes conditions sociales, elle ne retourne pas aux autres les préjugés dont elle est l’objet et, comble de l’élégance, elle ne se sent investie d’aucune mission.